Dette émergente : Les situations divergent au gré du ralentissement de la croissance mondiale

23 novembre 2014

Alain Deladrière
Malgré la croissance décevante des économies émergentes, certains pays s’en sortent nettement mieux que d’autres car, sous l’effet du recul des prix des matières premières, les situations divergent au sein du monde en développement. Dans notre Questions & Réponses, Mary-Therese Barton, gérante senior Dette des marchés émergents de Pictet Asset Management, examine les marchés obligataires susceptibles d’offrir les meilleures perspectives de rendement attrayant au cours des prochains mois.
Risk & Compliance Platform Europe : La dynamique de la croissance économique mondiale semble ralentir, principalement sur les marchés développés autres que les Etats-Unis et les pays émergents. Quel serait l’effet de ce ralentissement sur la performance de la dette émergente?
Mary-Therese Barton : « Nous avons observé quelques évolutions significatives sur les marchés mondiaux au cours des derniers mois. Le dollar, qui exerce une influence majeure sur le rendement de la dette émergente en monnaies locales et fortes, a progressé de près de 7 % au troisième trimestre par rapport à un panier de monnaies, les investisseurs ayant intégré la possibilité d’une hausse des taux d’intérêt par la Réserve fédérale américaine dans un contexte de forte croissance. Toutefois, des doutes quant à la vigueur de la reprise aux Etats-Unis sont apparus ces dernières semaines, ce qui a encouragé les investisseurs à anticiper un report de cette hausse à l’année prochaine. Par conséquent, les rendements de référence des bons du Trésor américain sont tombés en dessous de 2 %, brisant la fourchette de fluctuation étroite en place depuis trois mois. Bien que l’abaissement des rendements des bons du Trésor soit favorable à la dette émergente, le retour à un environnement plus hostile au risque ne peut être exclu, ce qui serait susceptible de peser sur cette dernière. Les prix des matières premières ont fortement chuté. Ainsi, le pétrole brut a perdu plus de 13 % au troisième trimestre, ce qui pénalise les monnaies émergentes. L’environnement macroéconomique mondial joue un rôle important pour les investisseurs au niveau de la dette émergente, en particulier dans la mesure où des facteurs telles que la croissance planétaire, les politiques monétaires aux Etats-Unis et en Europe ou les risques géopolitiques ont eu un impact majeur sur les rendements des investissements ces dernières années. »
Quel type de différenciation percevez-vous au sein de la dette émergente?
Mary-Therese Barton : « Force est de constater que la croissance ralentit dans les pays émergents. Le Brésil est techniquement en récession après deux trimestres consécutifs de contraction et la croissance a déçu au Mexique, en Colombie et en Russie. Le différentiel de croissance entre économies en développement et avancées reste positif, mais l’écart s’est resserré. Le contraste entre la situation des exportateurs de matières premières et celle des producteurs est peut-être l’évolution la plus saillante au sein des marchés émergents. Quand on examine les déficits courants, le contexte s’est nettement amélioré pour les exportateurs de produits manufacturés comme l’Inde et la Turquie, à l’inverse de celui pour les exportateurs de matières premières, dont le Brésil et l’Afrique du Sud. Les perspectives économiques apparaissent plus favorables aux producteurs émergents, mieux positionnés pour tirer profit de la croissance aux Etats-Unis. Raison pour laquelle nous continuons à surpondérer l’Inde dans notre portefeuille de dette émergente en monnaies locales. »
Les monnaies émergentes ont fortement baissé au cours des dernières années. Leur cours intègre-t-il désormais toutes les mauvaises nouvelles?
Mary-Therese Barton : « Les monnaies émergentes ont reculé de 20 % sur les trois dernières années1. A partir de juillet, les pertes se sont accélérées, les investisseurs ayant anticipé la hausse des taux d’intérêt aux Etats-Unis. Elles sont donc désormais sous-évaluées de 13,5 % par rapport à notre modèle, soit deux écarts types en dessous de leur niveau d’équilibre à long terme. Bien que les marchés émergents aient changé au cours des dernières années et que le modèle soit basé sur des données historiques, nous pourrions commencer à voir émerger de la valeur. Mais nous préférons rester prudents, car les valorisations peuvent évoluer en dessous de leur niveau normal pendant une longue période.
Fait encourageant cependant, le fléchissement de leur monnaie a permis aux pays émergents de retrouver une partie de leur compétitivité. Ainsi, la productivité industrielle est en train de se redresser après trois années de déclin et les coûts salariaux unitaires dans la production manufacturière commencent à baisser. Cette évolution devrait contribuer à stimuler les exportations des économies émergentes. »2
Quelles mesures les économies émergentes sont-elles susceptibles de prendre pour donner un coup de fouet à la croissance?
Mary-Therese Barton : « Jusqu’à présent, la plupart des gouvernements émergents ont évité de recourir à l’expansion budgétaire pour relancer la croissance. Leur politique budgétaire prudente et fondée sur des règles a contribué à soutenir la crédibilité des économies émergentes. La dette publique du monde en développement se situe à un niveau sain de 34,1 % du PIB, contre 108,3 % pour les économies avancées.3
A notre avis, la prochaine étape pour stimuler la croissance des pays émergents consistera à assouplir leur politique monétaire, ce qui soutiendra les prix obligataires. Et les investisseurs pourraient réduire les anticipations de resserrement monétaire significatif, désormais intégrées dans les prix pour des pays comme le Brésil, la Turquie et l’Afrique du Sud, surtout si la Fed reporte ses hausses de taux. Actuellement, on constate un différentiel de rendement de 5,2 % entre les bons du Trésor américain à cinq ans et l’indice de référence JP Morgan GBI-EM Global Diversified. Nous tablons sur un resserrement de l’écart entre les taux d’intérêt émergents et développés au cours de l’année qui vient. »
Quel est votre avis sur le Brésil après la réélection de la présidente Dilma Rousseff?
Mary-Therese Barton : « Nous restons circonspects face au real brésilien, que nous avons sous-pondéré pendant une bonne partie de l’année. La réélection de Dilma Rousseff risque de nuire à la monnaie, car il y a peu de chances de voir se réaliser les réformes structurelles nécessaires pour agir sur la croissance, les pressions inflationnistes, la dégradation des finances publiques et les infrastructures déficientes. Le pays a été rétrogradé cette année par les agences de notation, alors que son économie venait d’entrer en récession. Et la baisse des prix des matières premières n’est pas de bon augure pour ses principales exportations, ce qui souligne l’urgence des réformes structurelles. Dans le même temps, les taux locaux paraissent potentiellement intéressants du fait de leur rendement élevé. Néanmoins, la croissance molle pourrait signifier que les attentes du marché, qui anticipe des hausses de taux d’intérêt d’environ 150 points de base, sont probablement excessives, ce qui rend attrayants les taux sur la partie courte de la courbe. Nous préparons notre troisième voyage d’information de l’année au Brésil, en décembre, afin d’évaluer les progrès du nouveau gouvernement en matière de politique économique et de réformes structurelles. »
Quel est le positionnement actuel de votre portefeuille?
Mary-Therese Barton : « S’agissant de nos portefeuilles de dette en monnaie locale, nous demeurons prudents face aux devises émergentes, en maintenant une position globalement sous-pondérée, bien que relativement différenciée. Nous sous-pondérons par exemple le real brésilien, le rand sud-africain et le forint hongrois, mais surpondérons le yuan chinois, dont nous attendons une appréciation lente et régulière. Nous surpondérons également la roupie indienne, compte tenu des réformes structurelles et de la situation de l’industrie manufacturière du pays. Concernant les taux locaux, nous maintenons une surpondération tactique de Singapour, en raison d’une tendance à l’assouplissement, ainsi que de la Thaïlande. Dans nos portefeuilles en monnaies fortes, nous cherchons à tirer tactiquement profit de certains marchés à haut rendement qui se négocient plutôt en fonction de leurs fondamentaux sous-jacents, tels que le Liban et le Vietnam. Parallèlement, nous sous-pondérons les marchés qui se négocient avec des spreads très serrés par rapport aux bons du Trésor américain, dans un contexte où les rendements de ces derniers ne devraient pas baisser beaucoup. Ces marchés, parmi lesquels figurent la Chine, la Malaisie et le Mexique, reflètent notre vue sur les valorisations plutôt que les fondamentaux sous-jacents. En Russie, nous sous-pondérons significativement les obligations quasi-souveraines, plus fortement affectées par les sanctions et la faible croissance économique. »
1Indice JP Morgan Emerging Markets Currency, 30.06.2011-14.10.14
2 Marchés émergents: ils se négocient avec une décote par rapport aux marchés développés. Pourquoi? Pictet Asset Management, août 2014
3 Pictet Asset Management, CEIC, Thomson Reuters Datastream, Banque mondiale, en 2013
Mary-Therese Barton, gérante senior Dette des marchés émergents
Mary-Therese Barton, qui a rejoint Pictet Asset Management en 2004, est gérante senior responsable des portefeuilles consacrés à la dette émergente mondiale. Elle a pris sa position actuelle en 2005, après avoir occupé celle d’analyste en dette émergente. Avant de rejoindre Pictet Asset Management, elle a travaillé chez Dun & Bradstreet en tant qu’économiste responsable de l’analyse des pays européens. Mary-Therese Barton est titulaire d’un bachelor (avec mention) en philosophie, politique et économie du Balliol College à Oxford. Elle possède également un mastère (avec mention) en finance du développement du Centre for Financial Management Studies, SOAS (School of Oriental and African Studies), qui fait partie de l’université de Londres. Par ailleurs, Mary-Therese Barton est titulaire du diplôme de Chartered Financial Analyst (CFA).

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