Comment l’assouplissement quantitatif fausse les prix

13 septembre 2016

Yves Longchamp
L’une des principales différences entre les économies de marché et les économies communistes réside dans le rôle que jouent les prix. Dans les économies de marché, les prix occupent une place centrale, car ils synthétisent les informations sur l’offre et la demande en un seul chiffre qui guide les agents économiques (producteurs et consommateurs) dans leurs choix. Dans les économies communistes, ils ne reflètent aucune information, étant donné que le volume des produits fabriqués et consommés est défini dans un plan établi par une autorité centrale.
Les marchés financiers sont considérés comme un parfait exemple de marché libre, un lieu virtuel où des millions d’acheteurs et de vendeurs échangent continuellement des produits standardisés. Plus que sur tout autre marché, les prix y jouent un rôle crucial, car ils sont la finalité même des transactions.
Un programme d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing, QE) consiste à acheter une grande quantité d’actifs, quel qu’en soit le prix. Par conséquent, les prix perdent leur précieuse dimension informative, qui permet aux investisseurs d’opérer un choix judicieux entre différentes classes d’actifs. Il n’est pas logique que les rendements des obligations allemandes d’échéance longue soient négatifs ni que les rendements des obligations italiennes soient inférieurs à ceux de leurs homologues américaines. Il est encore pluschoquant de constater l’incapacité de la Banque d’Angleterre à acheter un nombre suffisant de Gilts pendant les premiers jours de la mise en œuvre de son nouveau QE, alors que le prix offert était nettement supérieur à ceux du marché. Il est par ailleurs notoire que les Gilts sont surévalués.
Les programmes d’assouplissement quantitatif sont conçus différemment en fonction des banques centrales et incluent des obligations souveraines, des obligations d’entreprises, des titres adossés à des actifs et des actions à divers degrés. Leur dénominateur commun est que les achats se concentrent essentiellement sur les obligations souveraines. Les rendements des emprunts d’ État sont déterminants dans le cadre de l’allocation d’ actifs, car ils font office de taux sans risque et constituent dès lors la base de la valorisation de tous les autres actifs. Par conséquent, la distorsion de ce marché spécifique, renforcée par les politiques de taux d’intérêt négatifs, se propage aux autres actifs, ce qui donne lieu à des anomalies de valorisation sur tous les marchés financiers. Selon le Financial Times, la valeur de marché des obligations à rendement négatif s’élève à USD 13’400 (1) milliards, un chiffre impressionnant qui démontre l’ampleur de la distorsion des prix sur ce segment de marché clé. Outre les achats susmentionnés par les banques centrales qui faussent directement les prix des actifs risqués, les primes de risque et de liquidité sont également altérées par la soif de rendement des investisseurs, qui les force à s’exposer à plus de risque pour un rendement équivalent.
L’indice VIX, surnommé indice de la peur, est proche de son plus bas
Indépendamment de l’importance de la distorsion des prix sur chaque marché individuel, les prix des actifs restent cohérents les uns par rapport aux autres. Prenons par exemple le cas des bons du Trésor américain et des Bunds allemands. Ces deux actifs présentent des caractéristiques de risque similaires aux yeux des investisseurs et des rendements comparables après prise en compte des coûts de couverture de change, et ce malgré des conditions économiques différentes et des politiques monétaires divergentes. Les marchés actions ont tous nettement progressé, atteignant même de nouveaux plus hauts aux États-Unis, la soif de rendements ayant obligé les investisseurs à se tourner vers cette classe d’actifs en dépit du pessimisme généralisé et de maigres perspectives de croissance. Il en va de même pour les obligations d’entreprises. Enfin, l’indice VIX (2), surnommé indice de la peur, est proche de son plus bas, comme si les nuages qui assombrissaient l’économie mondiale avaient tous disparus.
Si des anomalies de prix peuvent être observées dans toutes les classes d’actifs, les marchés financiers se comportent de manière cohérente et synchronisée, selon leur propre logique. Nous nous demandons combien de temps cette situation va durer et quelle proportion elle peut atteindre. En un mot, elle perdurera tant que les banques centrales conserveront leur crédibilité, c’est-à-dire tant qu’elles auront la capacité et la volonté de se montrer convaincantes aux yeux des acteurs du marché. Elle se prolongera aussi longtemps que la banque centrale la plus puissante et, de fait, la plus crédible, du monde sera en mesure de fixer les prix à des niveaux ridicules. Si cela se vérifie, les taux sans risque devraient converger vers un niveau plancher et les prix des actifs risqués augmenter presque indépendamment des fondamentaux économiques. Comme dans les économies communistes, le résultat est, à terme, l’égalité et non l’équité.
Trois symptômes potentiels pourraient indiquer que la phase terminale est atteinte. Tout d’abord, la crédibilité des banques centrales et des gouvernements est directement remise en cause, entraînant dès lors une hausse et une divergence des rendements des emprunts d’État à mesure que le risque est réévalué. Ensuite, le marché des changes absorbe une partie des anomalies de prix en rééquilibrant les économies et les marchés via d’ importants ajustements des taux de change. Pour terminer, la perte de crédibilité est directement reflétée par la perte de pouvoir d’achat au niveau domestique, c’est-à-dire par l’inflation. Il convient de noter que ce type d’inflation n’est pas imputable à un problème de trop d’argent pour trop peu de biens demandés,comme c’est généralement le cas, mais plutôt à un manque de confiance dans les institutions susceptible d’engendrer une hyperinflation, comme nous le rappellent les événements extrêmes qui se sont déroulés en Allemagne dans les années 1920, en Hongrie en 1946 et plus récemment au Zimbabwe à la fin des années 2000 et au Venezuela aujourd’hui.
Le cas du Japon…
Si nous ne décelons aucun de ces symptômes actuellement, il est possible de se protéger contre cette éventualité en investissant dans l’or, un actif qui n’est pas sous le contrôle direct des institutions et qui représente une alternative aux liquidités et dont le coût a augmenté de manière impressionnante avec l’introduction des taux d’intérêt négatifs.
Le cas du Japon est intéressant à de nombreux égards et constitue une source d’espoir dans la perspective de notre analyse. Pendant plus de deux décennies, le Japon a fait face à une « économie zéro », c’est-à-dire une économie où la croissance, l’inflation et les rendements ont été faibles. Depuis 1980, le ratio dette publique/PIB a été multiplié par 5, atteignant environ 250% actuellement selon le FMI, un niveau intenable. Par ailleurs, le gouvernement et la banque centrale du Japon ont mis en place diverses politiques qui n’ont, pour l’essentiel, eu aucun effet : les rendements n’ont pas été revalorisés et la croissance et l’inflation n’ont pas fait leur retour. Le yen japonais a évolué en sens inverse des intentions de la Banque du Japon, indiquant que les investisseurs testent la crédibilité de l’institution, mais sans déclencher de crise de crédibilité en bonne et due forme. La japonisation des marchés financiers et des pays occidentaux pourrait dès lors s’avérer être une situation bénigne.
Le recours généralisé à des politiques monétaires non conventionnelles dans les économies développées, en particulier le QE, a donné lieu à des anomalies de prix massives. Si les prix des actifs sont faussés, ils sont néanmoins cohérents les uns par rapport aux autres. Tant que les banques centrales conserveront leur crédibilité, la situation pourrait perdurer. Aucun symptôme de phase terminale n’est actuellement observé, ce qui signifie que la convergence des prix devrait se poursuivre. L’or représente une bonne couverture contre un arrêt brutal de ce système, à moins que nous ne devenions tous japonais.
Sayonara (さようなら)
(1) Par exemple, 80 milliards EUR par mois pour la Banque centrale européenne et 80.000 milliards JPY par mois pour la Banque du Japon.
(2) VIX est un ticker déposé représentant l’indice de volatilité du CBOE, une mesure populaire de la volatilité implicite des options sur l’indice S&P 500. Le VIX est calculé par le Chicago Board Options Exchange (CBOE). […] le VIX représente une mesure des attentes du marché en termes de volatilité du marché actions sur les 30 prochains jours). Source : https://en.wikipedia.org/wiki/VIX.
L’auteur est responsable de la recherche chez ETHENEA Independent Investors (Schweiz) AG.

Laissez une réponse

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués *