L’Europe prisonnière de son passé… conversation avec le Professeur Rudy Aernoudt

10 octobre 2014

Joseph Trompette & Alain Deladrière
La Risk & Compliance Platform Europe vous propose la rubrique « Conversation avec… », au travers de laquelle sont recueillis les analyses et avis de sommité sur la réalité socio-économique et financière. Dans cette interview le thème central est l’Europe.

Joseph Trompette : ‘’Cher Monsieur Aernoudt, tout d’abord je vous remercie d’avoir accepté notre invitation pour cette ‘Conversation’. Et je souhaiterais continuer celle-ci, en vous rappelant les composantes du rébus qui vous a été soumis dès notre premier entretien ». D’une part, le continent européen avec pour la partie l’Ouest un certain nombre de handicaps assez importants. En bref, l’activité industrielle est en déclin, le poids social est important, le chômage est dramatique, la natalité a régressé tout aussi dramatiquement, une immigration importante en provenance essentiellement d’Afrique du Nord, pas de sources d’énergie disponibles et un programme d’austérité d’une extrême rigueur, vu la dette des Etats. Toutes ces composantes ont à la fois créé, et entretiennent, la situation décrite ci-avant. C’est là où nous vivons. En seconde part, nous observons que malgré une dette abyssale, et alors qu’ils étaient dans une situation délicate il y a quelques mois encore, les Etats-Unis rebondissent très vite. Pourquoi ? Ils n’ont pas hésité à faire tourner la planche à billets, ils exploitent le gaz de schiste et les gisements de sable bitumineux, ce qui leur permet de tout à coup rebondir une fois de plus. C’est un challenger important. En troisième part, l’Extrême-Orient avec l’Asie du Sud-Est et la Chine dispose d’une main d’œuvre abondante et bon marché, un marché local dont le potentiel de travail et de consommation est fantastique, un poids social inexistant, une natalité importante, avec peu de législation contraignante, ceux-ci fabriquent des produits de qualité à des prix défiant toute concurrence. Par contre, hormis le charbon, ils ne disposent pas de ressources énergétiques et doivent acheter leur énergie sur les marchés internationaux.
Au vu de cet inventaire, il est très clair que la situation de notre continent n’est pas brillante. L’Europe de l’Ouest a perdu sa place de leader industriel et économique.
Quelles sont, dès lors, à votre avis les issues possibles, sinon prévisibles de cette situation pour nous Européens ? Et quel est votre pronostic vis-à-vis des différentes issues possibles ?
Et j’en termine avec cela : en Europe, on applique l’austérité exclusivement, au lieu d’ouvrir toutes grandes les portes de l’entrepreneuriat, et de dire : « allez-y, entreprenez, créez de l’emploi ! » Peut-être pas dans l’anarchie, mais que cela bouge. Or, on a un plutôt l’impression que la CEE a recréé une forme d’économie planifiée à l’instar des Soviets.
Rudy Aernoudt : Un bon rébus pour commencer. D’abord, je pense que la crise peut être une bonne chose parce que, je l’espère, elle va permettre d’ouvrir les yeux. Nous avons de l’argent, nous avons le pouvoir d’achat Tout va bien madame la marquise ! Et tous ceux qui ont réalisé des analyses en disant : Attention, faites gaffe, notamment les éléments que vous venez de citer, vous êtes des pessimistes. La première chose est que la crise va obliger à la prise de décisions. Quand on prend des décisions, il faut d’abord procéder à l’analyse. Et, ce qui est paradoxal, c’est que d’une part on dit que tout va bien et d’autre part, lorsqu’on fait l’analyse, on prend l’attitude de Calimero : ‘Nous sommes petits ‘.
Petits par rapport au Transatlantique – on a rampé pour l’accord transatlantique. La Chine, et bien on commence à apprendre le chinois parce que nous disons que nos enfants n’ont plus de futur ici et ‘nous sommes les petits’. C’est vraiment paradoxal : d’une part on ne veut pas voir qu’il faut changer les choses et d’autre part on se lamente à la Calimero. Avant tout, si l’on veut sauver l’Europe – et c’est là que nous en sommes – il faut penser au modèle dans lequel nous sommes. Nous sommes encore toujours dans le modèle des années 1960-70, c’est-à-dire le Cobb-Douglas. Il faut combiner le capital et le travail dans le même élément pour gagner la productivité.
Prenons l’exemple chinois avec Volvo. Toutes les 56 secondes, une Volvo quitte la chaîne de montage. Maintenant, on peut dire qu’au lieu de 56 on peut arriver à 54 ou 52 secondes. On voit la marge sur laquelle on joue. Ce n’est pas la combinaison de capital et travail, le modèle dans lequel nous sommes toujours. Nous ne pouvons pas entamer de compétition avec la Chine meilleure marché. Il faut donc sortir de ce modèle !
Quand on examine la crise… La croissance économique, capital et travail ? On va appliquer cela à l’Europe ? Les capitaux ? Nous nageons dans le fric. Les marchés sont liquides comme tout. Les familles ne savent pas quoi faire avec l’argent.
Elles ont des carnets d’épargne où elles reçoivent 0,25 %. Moins que l’inflation. Le travail ? Nous avons 6 millions de jeunes au chômage, 27 millions de chômeurs en Europe. La force de travail est là, disponible. Conclusion : le modèle n’y est plus ! La première chose à faire est donc de sortir de ce modèle. Alors si la croissance ne dépend ni de l’emploi, ni des capitaux et ni d’une combinaison des deux, pour la productivité, il faut trouver le trajet porteur.
Qu’est-ce que le trajet porteur? On regarde ce qui se passe en Chine. En Chine, au XVe siècle, c’était la région la plus riche du monde. Les gens avaient vraiment envie d’être là. Quand on demande aujourd’hui à un Chinois ce qu’il pense de Confucius ? ‘De quoi il parle ? Le seul dieu que l’on connaît est le dieu moneta : fric, fric, fic !
Joseph Trompette: Et de toutes façons, c’est ce que Confucius prêchait lui aussi : la propriété, la richesse, le succès…
Rudy Aernoudt : Et donc on voit que le troisième facteur est la mentalité. C’est l’envie de travailler, d’innover, le goût d’entreprendre. C’est un facteur qui n’est pas tangible, qui est très difficile à cerner et qui pour moi est le facteur de croissance.
Votre discours est : démontrez-le ! Je peux le démontrer. Par exemple, l’entrepreneurship. Je ne parle pas de l’esprit d’entreprise mais de l’esprit d’entreprendre ! Il y a une grande différence. Un fonctionnaire peut avoir l’esprit d’entreprendre. Un banquier aussi. C’est de se dire : je vois une opportunité, je vais y arriver et j’y vais. On peut mesurer l’esprit d’entreprendre. L’esprit d’entreprendre est responsable de 25 à 30 % de croissance économique de l’année. C’est LE facteur de croissance. Et quand on en fait un aspect dynamique : je compare le niveau d’entrepreneurship de l’année ‘n’ avec la croissance ‘n+1‘, j’arrive à 58 %. Donc plus de la moitié est basé sur l’entrepreneurship qui est intangible.
Si je prends un deuxième facteur qui est le goût de l’innovation et que j’examine des études comme l’Innovation Score Board, ou une étude réalisée par Paul Reynolds, j’arrive à 25 %. L’esprit d’entreprendre et l’innovation font donc bien plus que la moitié ! J’ajoute un troisième élément, la créativité sans mettre de chiffres. Je n’ai donc que des choses intangibles mais je peux démontrer analyse à l’appui que c’est tangible !
Joseph Trompette: Mais comment faire pour transposer cet état d’esprit qui n’est pas présent ?
Rudy Aernoudt : La première chose en Europe est de comprendre tout ce qui peut être impliqué dans le grand concept du mot. Ce discours à 20 ans… C’est vraiment quelque chose de tangible et c’est là qu’il faut travailler. Que faut-il faire ? Je suis un penseur de systèmes. On dit souvent : ah ça c’est un peuple corrompu. Non, parce qu’il existe beaucoup de pays où l’on donne des bakchich mais ce ne sont pas les gens qui sont corrompus mais bien les systèmes. Par analogie, ce ne sont pas les gens qui sont paresseux. Dans notre pays ou en Europe, il faut du courage pour entreprendre.
Joseph  Trompette: N’est-ce pas la confirmation de ce que je mentionnais toute à l’heure, on a réinstauré à l’Ouest un genre d’économie planifiée, dont les portes resteraient closes ?
Rudy Aernoudt : Je ne dis pas que les Etats-Unis sont le ‘bon’ modèle, mais on a quoi, 25 % du PIB qui sont publics ? En Europe de l’Ouest, nous sommes tous entre 45 et 52 %. Donc plus de la moitié des économies est souvent publique. Qu’est-ce qui se passe ? Voilà le cercle vicieux dans lequel nous sommes selon moi. En Europe, nous avons de grandes organisations publiques. Dans les années 1970-80, il y avait du chômage, et qu’avons-nous vu ? On a gonflé toutes les administrations : locales, régionales, nationales,…
Nous sommes confrontés à un grand problème et on applique des petites mesures. On n’y arrive donc pas. Il faut donc prendre des mesures structurelles. Quand on prend de telles mesures c’est que l’on a bien analysé le problème. Il y a beaucoup de potentialités en Europe. Vous parliez de l’industrie. Je suis un fan de Ricardo. Sa théorie ? Un pays ne peut jamais être bien dans tout. Comparativement, imaginons que la Chine est meilleure pour fabriquer des automobiles et faire de la chimie. Nous avons un pied dans les deux. Mais comparativement, puisqu’ils sont bien mieux dans l’automobile, c’est nous qui allons faire de la chimie. Il y a donc toujours des niches que nous pouvons prendre.
Joseph Trompette: Il faudrait donc identifier ces niches et capitaliser là-dessus. Mais qu’attendent nos dirigeants ?
Rudy Aernoudt : Exactement. Je donne deux exemples récents dans un secteur traditionnel. J’étais à Strasbourg et j’ai rencontré deux entrepreneurs flamands. L’un qui a repris General Motors, 1.400 personnes, où l’on ne fabrique que des boîtes de vitesse. La seconde entreprise a repris une grande entreprise de papier et carton (VPK Packaging). Deux entreprises industrielles belges. Cela signifie que si l’on occupe des niches qu’il est encore possible d’entreprendre.
Et si on remettait en place de bonnes conditions, c’est-à-dire on arrête de charger le travail comme on le fait. Je suis aussi un grand fan du taux indirect. Il faut absolument alléger les impôts. Et quand je dis alléger, c’est de manière drastique et non pas diminuer les taxes sur le profit de 3,99 % en inventant un système tel que l’intérêt notionnel. On a entendu à l’international tous les six mois un politicien disant : oui, peut-être, on va abolir cela.
Joseph Trompette: Cela libèrerait des moyens, pour créer, entreprendre, embaucher,… et ainsi il y aurait plus de gens qui consommeraient plus,… d’où une économie en croissance et des revenus indirects pour le fonctionnement des administrations ; cela paraît tellement évident.
Rudy Aernoudt : Voilà. J’ai publié un livre (titre : « Leven zonder job). Dans celui-ci j’en parle. J’ai fait le calcul sur 19 % pour ne pas avoir un trou budgétaire. On met tous les impôts à 19 % avec une franchise assez élevée. Donc moi comme personne individuelle sur les 12.500 euros que je gagne, je ne paie pas d’impôts. A partir de là, je paie 19 %. Je vis avec un compagnon ou une compagne ? Au-delà de 25.000 euros, je paie. Du coup, les petits revenus vont augmenter, la différence entre travailler et ne pas travailler va croître. J’enlève toutes les subventions, les postes de déduction, j’abolis l’intérêt notionnel et avec tout cela d’une façon statique, j’entreprends. Si je travaille dans une banque, et que je peux avoir 100 euros d’augmentation et j’ai 81 en poche, je vais y aller hein. Et comme cela on crée une dynamique dans l’économie et comme cela on peut travailler sur le troisième acteur : le goût d’entreprendre, d’innover, etc. Imaginez le choc que cela provoquerait : à partir du 1er janvier messieurs, dames, on passe à 19 % !
Joseph Trompette: Mais comment convaincre et vaincre les résistances pour y parvenir ? Pourquoi nos politiques aux pouvoirs n’agissent-ils pas en ce sens ?
Rudy Aernoudt : Il y a déjà plein de pays qui l’ont déjà. Il ne faut donc pas dire que c’est une révolution. C’est faisable. C’est structurel. Cela veut dire que l’on a besoin de politiciens faisant preuve d’audace. Et l’on arrive à un problème beaucoup plus large. On peut le faire au niveau d’un pays. Rien n’empêche la Belgique de le faire. La Slovaquie et la Roumanie, par exemple, l’ont fait. Je pense qu’aujourd’hui, 9 pays sur les 28 de l’Union européenne ont ce système. Cela demande une prise de position quand même assez importante.
Là je pense que l’on tombe sur un grand contraste qui est la politique de coalition. Nous avons un système où personne ne peut décider. Nous avons un pays avec 6 CEO. Je peux citer aussi l’Europe où il en va de même. Or une entreprise se gère avec un seul CEO. Dans ce cas, il est possible de prendre de telles mesures. Et puis 4 ans plus tard, la population peut dire on est d’accord ou pas d’accord, vous restez ou vous partez. Cela implique aussi que le processus décisionnel peut suivre car l’analyse que j’ai effectuée, je pense que chaque économiste qui est ‘libre’ peut la faire.
Joseph Trompette: C’est rationnel, mathématique, irréfutable; comment traduire cela dans les faits ?
Rudy Aernoudt : C’est irréfutable, en effet, parce que si mon modèle n’était pas exact, j’aurais déjà été tué depuis longtemps.
Joseph Trompette: … sans doute, mais comment le transposer dans notre réalité ?
Rudy Aernoudt : C’est la raison pour laquelle j’ai commencé en disant que la crise est peut être une bonne chose ! Je dirais même – et là je ne vais pas me rendre populaire – en disant que ce qui manque pour le moment est le ‘sense of urgency’. Comme je l’ai écrit en première page de mon livre, nous sommes sur le Titanic et l’orchestre continue à jouer.
Joseph Trompette: Moi ce qui m’affole le plus c’est de constater que l’Européen en général n’a aucune conscience qu’il est sur le Titanic. Et il croit toujours qu’il est le nombril du monde. Quand va-t-on enfin leur dire ?
Rudy Aernoudt : On a réalisé des analyses : en 2050, la Chine et l’Inde représenteront 50 % du PNB mondial, l’Europe entre 8 et 9 % et la Belgique 0,1 % et peut être coupé cela en trois. D’autre part, il y a des régions entières en Europe où le taux de chômage des jeunes atteint 50 %. A 30 km au sud de Bruxelles, capitale de l’Europe, habitent des familles de cinq enfants où il n’y a ni papa ni maman qui travaille. Que faut-il encore avant que l’on comprenne
Joseph Trompette: Et ça, c’est le seul modèle qu’ils connaissent; ils vont donc reproduire la même chose.
Rudy Aernoudt : Oui. Déjà que le concept de travail est quelque chose d’abstrait. Ah, il y a quelqu’un de ma famille qui travaille ? Ah, c’est quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
Joseph Trompette: C’est l’exemple de certains pays de l’Afrique sub-saharienne. Il y en a un qui a un bon job,… Alors la famille, le petit cousin et d’autres viennent de mille kilomètres, puis ils envahissent pelouse, maison…et tous l’univers de celui qui travaille. Souvent, cela le dégoute, et il fuit ! Cela tue l’initiative.
Rudy Aernoudt : C’est un problème en effet : cela tue l’initiative. J’aime les exemples très concrets. Il n’y a pas longtemps, je volais avec Ryanair. J’étais au premier rang et l’hôtesse était là et on parle. Elle explique qu’elle habite à 20 kilomètres de Paris et que tous les matins, elle prend le train pour aller à l’aéroport de Charleroi tout en étant sous-payée chez Ryanair. Chapeau ! Je ne vois pas beaucoup de Belges prêts à faire cela. A l’heure actuelle on se focalise toujours sur les fraudes fiscales. Que l’on regarde aussi les fraudes sociales. Que l’on regarde tous les gens qui sont au chômage mais qui ne le sont pas vraiment, ou qui y sont mais pourraient trouver du travail.
Joseph Trompette: En effet. Soutenons les moins, ou autrement, mais laissons faire plus ! Ne donnons pas trop de moyens – ne les laissons pas mourir de faim, ni de maladie évidemment. Par contre, laissons la possibilité de se débrouiller, de travailler, dans une forme d’économie libre, ouverte. Comme les systèmes. Mais si nous interdisons tout, en disant NON : vous ne pouvez pas, parce que vous recevez notre aide,… NON vous devez absolument passer par ACTIRIS, le FOREM, ou tout autre chose administrativement compliquée, on entretient le système, et son électorat. Mais ces formalismes sont totalement anti-productif. Cela tue l’initiative individuelle. Après ça, on les accusera de ne rien entreprendre ?
Rudy Aernoudt : L’allocation d’attente, c’est quoi… En attendant Godo…et on reste hors circuit.
Joseph  Trompette: Exactement, mais si on reçoit une allocation d’attente, on ne cherche plus. D’autre part, on va être traqué… et dès lors on s’installe dans l’assistanat. Je me souviens d’un petit restaurant ici à Bruxelles, deux jeunes Ukrainiens, frère et sœur, y travaillent. Dénonciation : ‘on’ les a pris, et réexpédiés chez eux. Cela a coûté un fric bête pourtant, ils se débrouillaient, n’ennuyaient personne, travaillaient et consommaient.
On ferait la même chose avec les Belgo-Belges ou Franco-Français en disant : on vous donne moins, et peu ou pas, mais par contre on ne vous contrôle pas dans tout ce que vous faites. Cela favoriserait le retour aux petits métiers comme dans les pays d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est, tout le monde fait quelque chose, n’importe comment, mais ils se débrouillent. Car là-bas, l’état n’a pas les moyens de se substituer à tous.
Rudy Aernoudt : Oui et je reviens à mon système de trajet porteur. En France, le chômage, la moyenne est limitée à 15 mois. La plupart des chômeurs trouvent un emploi entre le 13e et le 14e mois… C’est humain, trop humain, comme dirait Nietzsche. C’est symptomatique. C’est normal. C’est le système. Si on applique cela en Belgique où le chômage est sans limite, ils trouveront du boulot. C’est pour cela qu’il faut mettre en place des mesures structurées, fondamentales qui ne coûtent pas d’argent – au contraire cela rapporte. Et de la sorte, les gens vont être motivés.
Joseph Trompette: Oui, et s’ils sont motivés, même des petits boulots à droite et à gauche, ils vont avoir de l’argent, ils vont consommer et vont faire vivre l’économie, avec les taxes, etc.
Rudy Aernoudt : Ils iront en voyage, etc. C’est cela qu’il faut mettre en place. Il faut être beaucoup plus audacieux. Et ne pas commencer : on limite dans le temps, dans certaines conditions, des gens qui n’habitent pas seuls… Qu’est-ce qu’on voit ? De plus en plus de gens changent d’adresse. C’est parce qu’on ne veut pas, on a peur. Un jour alors que j’étais chef de cabinet dans une autre vie, un ministre m’a dit quelque chose qui est resté : ‘Rudy, tu te trompes dans ton raisonnement parce que les entreprises ne votent pas’. Non, mais les individus qui composent une entreprise votent. Donc si moi je défends les chômeurs, je défends presqu’un million d’individus. De plus en plus ne votent pas. Maintenant, le système politique c’est que les gens ne veulent pas ces mesures. Pour l’Europe, je pense cependant qu’il faut prendre des mesures structurelles, pour la Belgique aussi.
Lors d’un débat que nous avons eu aussi avec Didier Reynders, on était d’accord que la Belgique est située parmi les taux les plus élevés du monde pour le profit (33,99). Qu’est-ce que l’on fait ? On va introduire une chose notionnelle; un intérêt qui n’existe pas mais que l’on peut déduire de ses profits. Qui est super compliquée, qui va surtout à ceux qui n’en ont pas besoin, ne serait-ce que pour que les entreprises ne quittent pas notre pays. Les deux plus grands utilisateurs sont la Banque Nationale et Electrabel.
On a vu que la Cour de Justice a dit avant l’heure : c’est toujours the second best solution. The best solution : on a plus besoin de l’intérêt notionnel. Fixons 19% et les gens vont venir investir. En Belgique et à Bruxelles, à côté de l’Europe, Et à la limite si on peut le faire au niveau européen… Pour l’Europe, toutes les taxes, par exemple, entre 16 et 25 %. Vous imaginez ? Donc pas de concurrence sur les taxes. On n’a pas de distorsion fiscale. Comme cela, on arrive dans une Europe beaucoup moins fragmentée et on peut être en bloc. Les Etats-Unis par exemple forment un bloc. Qui parle de dettes d’un état ou l’autre aux States ? Personne ! Nous parlons de dettes de la Belgique, du Portugal et on compare avec les dettes des Etats-Unis. Cela ne va pas. Et que faire pour les dettes ? Il faut les mutualiser.
Joseph Trompette: Evidemment. Mais comment va réagir cette culture du nationalisme qui existe toujours ? On voit les résultats sur le sud de cette l’austérité à tout prix prêchée essentiellement par l’Allemagne. Et un François Hollande qui péniblement tente d’inverser la manœuvre,… Sans succès.
Rudy Aernoudt : il existe encore une autre bonne lecture, (Rudy Aernoudt tend un ouvrage Why Austerity kills de D. Stuckler). L’auteur fait l’analyse qu’avec l’austérité les gens sont de plus en plus malheureux. Il établit une comparaison entre le taux de suicide et l’austérité. Pour moi ce qu’il faut faire c’est que l’Europe, c’est l’Europe. Aujourd’hui, ce n’est pas l’Europe mais 28 pays juxtaposés. A la limite, on devrait parler de taux d’endettement de l’Europe, de monnaie de l’Europe. Que disent les Américains ? ‘It’s our money, it’s your problem !’
Il faut briser ce cercle vicieux où l’on taxe toujours plus, arrêter de presser les gens comme des citrons. Prenons la Grèce. Les gens qui ont une retraite de 500 euros, on va leur en donner seulement 400. Que se passera-t-il ? D’abord, tous ces gens seront malheureux. Ils seront fâchés contre tout le monde et surtout contre ‘l’Europe’, et ils ont raison. L’austérité aveugle tue la démocratie.
Joseph Trompette : De plus, il y aura 100 euros de moins à dépenser par personne et par mois. Ça fait combien au bout d’une année, et pour tout le pays ? Posons 1 million de personnes x 100) x 12 mois = 1.200.000.000 € de perdus pour l’économie du pays. Mais ‘on’ aura ainsi satisfait ‘à la rigueur’ actuellement de mise.
Rudy Aernoudt : Au contraire, ce sont les petits salaires qu’il faut augmenter. Car ce sont eux qui dépensent. En France, il y a 60 % des gens qui ne paient pas d’impôt ? Est-ce scandaleux ? Non, c’est bien. Ce sont eux qui dépensent. La personne qui a 10.000 et que l’on l’augmente à 11.000, ne dépense pas les 1.000 en plus.
Alain Deladrière: Vous avez souligné qu’il fallait des politiciens avec de l’audace en Europe. Mais y a-t-il un noyau de politiciens qui sont prêts à changer de modèle, à aller plus loin ? Dans le cas contraire, nous allons continuer à avoir une Europe avec 28 pays qui avance en mode ‘Titanic’, et l’on sombrera bientôt,…
Rudy Aernoudt : Exact. C’est une de mes grandes frustrations – et c’est un mot qui ne me convient pas du tout – quand j’ai l’occasion de parler au monde politique en aparté, la plupart répondent que j’ai 100 % raison mais ils avouent alors ne pas pouvoir vendre cela à nos électeurs. C’est un peu le monde à l’envers. Comme le disait John Rawls, la différence entre un homme politique et un homme d’état ? L’homme d’état pense aux futures générations et l’homme politique aux futures élections ! Effectivement, nous aurions besoin de quelques hommes d’état qui disent qu’il faut changer de données.
Joseph Trompette: Je reste cependant persuadé qu’avec un langage qui serait clair expliquant ce que vous venez de dire, la grande partie de la population comprendrait, et même aplaudirait. Non,… à moins que je sois candide ? Ce n’est pas difficile comme message. C’est même très clair. Mais comme vous le dites, les politiciens ne visent qu’à court terme, en vue de leurs réélections, et la pérennité de leur mandat.
Rudy Aernoudt : Ceci dit, il ne faut pas faire le reproche aux gens qui sont dans un certain système. Je donne toujours cet exemple, lorsque j’étais chef-cab, et que je m’adressait aux chefs d’entreprise, je faisais l’analyse académique de la raison pour laquelle il faut abolir les subventions et les interventions. Et tout le monde d’applaudir en disant que c’est génial. Et puis quand on se retrouve aux toilettes : je m’entends demander par un des participants : ‘Dis Rudy, tu as regardé mon dossier ?‘ C’est cela la différence entre le concept et la mise en œuvre.
Joseph Trompette: Mais changer les comportements prendra tellement de temps qu’il sera peut-être trop tard. Est-ce qu’il ne faudrait pas imaginer ou espérer – c’est peut-être dangereux ce que je vais dire – ‘un pouvoir fort’ ?
Rudy Aernoudt : Mais non, par exemple, au niveau de l’Europe, nous pouvons dès à présent observer des initiatives citoyennes. C’est génial ! C’est vraiment la démocratie en direct. Si un million de personnes font une pétition demandant l’abolition du ‘Tarif-rooming’, ils l’obtiendront. Pour l’instant, ils sont 150.000. Et pourtant, la Commission qui parlait d’abolir ce ‘Tarif rooming’ en 2030 parle à présent de le faire d’ici 2015. Les citoyens doivent réaliser qu’ils peuvent changer les choses. Il faut arrêter d’avoir cet esprit de laquais : ‘on en peut pas, on ne peut pas’. Et puis jouer le jeu.
Il n’y a pas si longtemps, le réflexe c’était : ‘Si moi je veux que mon fils ait un emploi, je vais frapper à la porte d’un politicien’. C’est du passé ! Les citoyens peuvent changer le monde. Je trouve cela génial. Regardons ce qui se passe en Egypte, en Turquie… Quand on n’a pas la possibilité de le faire par le raisonnement et par le monde politique, ce sont les citoyens qui doivent faire bouger les choses. Le bon sens que l’on trouve chez les citoyens.
Joseph Trompette: Un exemple typique. Prenons le cas de l’ex-URSS. Tout ce bloc de pays où tout était programmé, personne ne s’inquiétait. Ils avaient de toute façon du boulot, à manger, à boire. Tout était prévu. Et tout d’un coup, on a tout enlevé. Et finalement, cela fait mal, mais ils s’en sortent. Ils ont appris en très peu de temps à travailler et à reconstruire. Chapeau. C’est un peu la même chose que l’on devrait faire ici.
Rudy Aernoudt : Je me souviens que je donnais des cours à Prague juste après la chute du mur. Je me demandais quoi raconter. Et j’ai commencé pour savoir s’ils connaissaient l’économie et les principes de base. Si le prix augmente qu’est-ce qui se passe avec l’offre? Chez nous, c’est classique, on va produire plus. Un des participants répond : Si le prix augmente, l’offre va diminuer parce qu’il faut moins vendre pour avoir le même chiffre d’affaires. Tout le monde est d’accord ? Oui a été la réponse. Vous voyez ? Mentalité ! Maintenant, on pose la même question et les réponses sont tout autre. Donc on peut changer les mentalités.
Joseph Trompette: Je ne comparerai pas la Chine avec l’ex-Urss, ce n’est pas du tout le même modèle. C’est néanmoins également un bel exemple. Ils sont toujours dans un modèle soi-disant d’économie planifié, et ils ouvrent (avec parcimonie) les portes à l’économie de marché. Jusque-là, ils maîtrisent assez bien – il faut l’avouer – la situation.
Mais jusqu’où ? Parce qu’à un moment donné, cela va être exponentiel. Et avec autant de personnes, les effets sont démultipliés. Un dirigeant chinois a dit : ‘Un milliard de citoyens, c’est un milliard de possibilités, mais également un milliard de problèmes potentiels,…
Rudy Aernoudt : Je vois pour ma part un grand futur pour l’Europe de l’Est. C’est le voisin. La Roumanie, la Bulgarie sont à présent à 23 % de notre PIB par habitant par rapport à la moyenne européenne. En Belgique, jusqu’en 2004, nous étions le pays avec l’assemblage des voitures le plus élevé du monde. Aujourd’hui, c’est la Slovaquie.
Joseph Trompette: Finalement, nous aurions tout si on avait élargi l’Europe au-delà du Caucase : tout ce qu’il faut sur ce continent pour vivre et se développer. Un immense territoire de main d’œuvre bon marché, avec des ressources naturelles et d’énergie, qui demandaient seulement du savoir-faire et des investissements. Et nous ne l’avons pas fait. L’Allemagne oui parce le succès de l’Allemagne est en partie dû à ce que Schröder a fait avec Poutine, c’est à dire : ‘on travaille ensemble’. On achète leur gaz et l’on exporte un maximum vers la Russie. Nous, inféodé dans un modèle pro-USA, nous n’avons pas voulu, pas osé déplaire aux E-U.
Rudy Aernoudt : Et maintenant on en est à l’accord transatlantique, et on oublie que 95 % du marché des Etats-Unis est domestique. Les deux personnes que j’adore au niveau politique sont Delors qui a mis l’Europe sur la carte et Schröder qui a changé le marché de l’emploi. Au cours des dix dernières années, par exemple, sur les nouveaux emplois en Allemagne, un sur deux est un mini-job à 450 euros. On dira 450 euros, ce n’est pas humain. Oui mais j’ai le goût du marché de l’emploi, d’entrer dans le système et c’est mieux que de rester dans son fauteuil sans vouloir rien faire. Je pense que ce qu’il nous faut en Belgique, ou même en France, c’est un Schröder. Si l’on examine le World Economic Forum, sur le plan de la rigidité du marché, la France et la Belgique sont les pires au monde.
Joseph Trompette: Tout à fait. A la moindre ‘menace’ de changement aux ‘habitudes’, la France descend dans la rue..
Rudy Aernoudt : Et par contre en ce qui concerne l’Inde et la Chine, par exemple, dans tous les accords que l’on passe, il faut faire jouer la réciprocité : le respect des critères environnementaux, sociaux… Marché libre oui, mais si nous jouons ensemble le match, il faut les mêmes règles pour tous. Il faut que les hommes politiques disent : dans le respect des règles édictées.
Joseph Trompette: Mais alors, il ne faut pas changer de position à la première réaction : comme avec les avions polluants. Les Chinois, les Russes et d’autres ont menacé de boycotter l’Europe, et on a fait marche arrière. Si on avait tenu bon, ils auraient certainement recherché une solution.
Rudy Aernoudt : En effet. Et là je reviens à mon point de départ : penser Calimero. Nous sommes 550 millions de consommateurs en Europe, nous avons une histoire et nous avons de l’argent. Se faire respecter. Mettons-nous autour d’une table.
Joseph Trompette: Mais pour cela, il faut être sûr de soi, et s’entendre sur les attitudes communes. Ce qui est loin d’être le cas. Les nationalismes restent bien présents.
Rudy Aernoudt : Il faut vraiment être sûr de soi et ensuite que les leaders politiques nationaux sachent que la fragmentation fait perdre tout le monde. Travailler pour devenir un United States of Europe. Je suis un grand fan de cela. Un seul président qui est élu, Tout ce qui est politique économique au niveau européen. Il faut compléter l’union monétaire et l’union économique, et l’union fiscale, et l’union budgétaire. Une fois que l’on aura une union économique et budgétaire, on peut affirmer que les dettes sont celles de l’Europe. Et là on peut mutualiser. Et en faisant cela, on verrait disparaître la tyrannie des spéculateurs.
Joseph Trompette: Et on éviterait les attaques des agences de notation américaines.
Rudy Aernoudt : Là nous avons les outils et l’Europe peut sortir renforcée.
L’Europe doit parler d’une seule voix et ne pas faire ce qui s’est passé récemment avec la Chine et les panneaux solaires, par exemple. Il faut que les gens comprennent que lorsqu’on aura une Europe harmonisée, cela ne signifie pas que l’on ne peut pas garder sa culture. Je suis un grand fan de l’Europe mais en même temps, je suis membre du Top West-Vlaming. Une fois tous les deux mois on se rencontre avec 150 Flamands de l’Ouest qui pensent qu’ils sont importants et quand on prend le micro on parle le West-Vlaams. L‘Europe ne veut pas dire que l’on renonce à nos racines, notre culture, notre langue. C’est cela que les gens du modèle archaïque ont oublié. Il faut des racines et des ailes !
Homme politique, économiste et philosophe belge, Rudy Aernoudt est né en 1960
Diplômé d’un Master en économie, en économie européenne et en philosophie, il commence sa carrière comme fonctionnaire des autorités de la Commission européenne. De 2001 à 2003, il a été chef de cabinet adjoint du ministre de l’Économie, des Entreprises, de la Recherche et développement. De 2003 à 2006, il a occupé le poste de directeur du cabinet au niveau fédéral et ensuite au niveau régional flamand. De cette expérience et de ses convictions, il tire l’ouvrage qui le fera connaître du grand public ‘Wallonie – Flandre, Je t’aime moi non plus’.



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