Bruno Colmant

Bruno Colmant

Professeur d'économie à l'université. Membre de l'Académie royale de Belgique. Stratège. Écrivain. Conférencier.

Taxer la plus-value sur actions : les deux visions de l’économiste et du juriste

16 octobre 2015

La taxation des plus-values sur actions est une matière extrêmement complexe. Elle exige de conjuguer une perspective juridique et financière. Une entreprise belge n’existe pas pour elle-même : elle constitue un être économiquement abstrait, malgré sa personnalité juridique distincte. Elle fait des bénéfices pour ses actionnaires, qui sont, in fine, toujours des personnes physiques. Ses bénéfices sont normalement doublement taxés. Ils sont atteints par l’impôt des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques, c’est-à-dire le précompte mobilier, lors du paiement des dividendes.

Le législateur de 1962 avait affirmé, dans le sillage de la réforme fiscale de 1919, l’exonération (sauf exceptions) des plus-values sur actions gérées en « bon père de famille ». La raison de cette exonération découle du fait que la vente d’une action n’altère pas le patrimoine collectif d’une entreprise mais transfère la quote-part de sa propriété vers un autre actionnaire. En d’autres termes, la réalisation d’une plus-value ne crée pas de nouvelle matière imposable, mais la déplace latéralement, de manière intacte, d’un actionnaire vers un autre.

Bien sûr, il est incontestable que le vendeur d’une action réalise une plus-value par rapport à son prix d’achat, mais cette plus-value trouve sa contrepartie dans le fait que l’acheteur paie « plus cher » l’action acquise. Ce n’est donc pas le transfert de propriété qui crée un accroissement de richesse, mais l’origine de l’accroissement de valeur de l’action. Cet accroissement de valeur de l’action correspond à des bénéfices passés ou futurs de l’entreprise. Ces bénéfices ont été ou seront eux-mêmes frappés de l’impôt des sociétés et ensuite du précompte mobilier. Taxer les plus-values créerait donc une double imposition. On pourrait par conséquent argumenter que si le juriste observe une plus-value, l’économiste ne la voit pas, puisqu’elle s’assimile à une somme de dividendes.

On peut appréhender les choses sous un autre angle. La valeur d’une action est toujours égale à la valeur actualisée (c’est-à-dire ramenée en euros d’aujourd’hui au travers d’un taux d’actualisation) des dividendes futurs espérés. Malheureusement, il est impossible de prévoir précisément des dividendes futurs. L’incertitude qui leur est associée est compensée par l’actualisation de ces derniers à un taux qui reflète, ex ante, deux éléments, à savoir, un taux sans risque et une prime de risque, reflétant elle-même le risque idiosyncratique (c’est-à-dire dépouillé des possibilités de diversification éventuelles). Une plus-value n’est donc que la différence entre deux actualisations de revenus futurs espérés (c’est-à-dire entre le moment de l’achat et de la vente de l’actif). Si ces revenus subissent une taxation adéquate, la taxation de la plus-value conduit immanquablement à une double taxation. On pourrait argumenter qu’une plus-value pourrait naître uniquement d’une baisse du taux d’actualisation, mais alors cette variation mesurerait le degré de précision accrue des dividendes et donc de leur taxation. Exprimé sous une autre forme, une plus-value liée exclusivement à une variation du taux d’intérêt reflète la plausibilité et le rapprochement dans le temps des bénéfices futurs de l’entreprise.

Pour illustrer ce phénomène, nous prenons un cas extrêmement simple, en supposant que le taux de rendement exigé d’une action reste stable à 5%. Nous supposons également que le taux de précompte mobilier et d’une éventuelle taxation des plus-values s’établissent à 25 %.

Une action génère un dividende stable et perpétuel de 10. Sur la base des mathématiques financières, la valeur de l’action s’établit à 200 (qui se déterminent comme le dividende de 10 divisé par le taux de rendement de 5 %). Chaque année, le détenteur de l’action va s’acquitter d’un précompte mobilier de 25 % appliqué au dividende de 10, soit 2,5.

Supposons que soudainement, le dividende s’établisse à 12. La valeur de l’action s’ajuste immédiatement à 240 (soit 12 divisé par 5 %). Le détenteur de l’action décide alors de céder son titre pour encaisser une plus-value, qui s’établit à 40 (soit 240 moins 200). Dans l’hypothèse d’une taxation de cette dernière à 25 %, cela correspond à un impôt de 25 % de 40, soit 10.

L’acheteur de l’action va désormais encaisser en théorie un dividende de 12. Sur ce dividende de 12, il s’acquittera d’un précompte mobilier de 25 %, soit 3. Par rapport au détenteur précédent, le prélèvement fiscal sur le dividende est passé de 2,5 à 3, soit une augmentation annuelle de 0,5.

Et quelle est la valeur actualisée (c’est-à-dire ramenée cumulativement au temps présent) de ces 0,5 ? C’est exactement 10, soit 0,5 divisé par 5 %, soit le montant de la taxation de la plus-value supportée par le vendeur. En d’autres termes, l’acheteur paiera une nouvelle fois l’impôt sur la plus-value. Cet impôt ne sera pas acquitté en une fois, comme pour le vendeur, mais de manière étalée dans le temps.

Taxer les plus-values induirait une irréfutable double imposition chronologique.

En conclusion, la taxation des plus-values opposera toujours le juriste et l’économiste. Pour le juriste, une plus-value est distincte d’un revenu, qui est le fruit d’un actif sans altération de sa substance. Pour l’économiste, la plus-value n’est que la somme de revenus passés ou futurs qui sont accumulés et distribués à un certain moment. Ces deux visions sont difficilement conciliables. C’est ainsi qu’il est impossible de trancher si une taxation des plus-values est source de justice fiscale ou d’inefficience économique.

Bruno Colmant

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