Taux négatifs : here, there and everywhere…

01 mars 2016

Bruno Colmant
Je vais m’essayer à un hasardeux exercice de futurologie financière. L’histoire commence en octobre 2013. A cette époque, le FMI publie une étude suggérant une confiscation de 10 % des dépôts bancaires de la zone euro afin d’alléger le financement des dettes publiques, en élévation inexorable. Cette orientation est bien sûr incompatible avec l’élémentaire inviolabilité de la propriété privée. Une autre approche est alors adoptée : la Banque Centrale Européenne (BCE) décide d’imprimer des billets, gagés sur ces mêmes dettes publiques, pour à peu près 15 % de leur montant entre février 2015 et mars 2017. Mais cet assouplissement monétaire, qui a essentiellement pour objectif de faciliter le financement des États et d’affaiblir l’euro ne suffit pas. En effet, l’économie est stagnante et ses circuits monétaires sont grippés. Elle est empêtrée dans un « piège de la liquidité » qui caractérise les périodes pendant lesquelles la consommation et l’investissement sont indifférents à l’offre de monnaie et à des taux d’intérêt minuscules.

Mais il faut maintenir les taux d’intérêt très bas afin que le coût des dettes publiques soit supportable pour les Etats-membres de la zone euro. La BCE s’engage alors dans une politique de taux d’intérêt négatifs, destinée, entre autres, à décourager la stérilisation, sur son propre bilan, de l’excédent monétaire conservé par les banques commerciales. La BCE veut s’assurer que les lignes de crédit ouvertes aux banques privées ne reviennent pas, sous forme de dépôts, dans son propre bilan. En juin 2014, le BCE abaisse à -0,1% son taux de dépôt pour les banques commerciales, avant de le porter à -0,2 % en septembre 2014 et à -0,3 % en décembre 2015. Ce taux sera encore abaissé en mars prochain et certains le voient à -0,6 % en décembre 2016.
Cette réalité relève de la répression financière, d’une situation récessionnaire et d’un combat contre le désendettement. La répression financière est un contexte caractérisé par des taux maintenus artificiellement bas afin d’alléger le poids de la charge de la dette publique. La récession exerce aussi une pression sur les taux d’intérêt : les besoins d’investissement étant exceptionnellement faibles, la quantité de monnaie empruntée chute en dévalorisant son prix, c’est-à-dire le taux d’intérêt.
Inversion de la chaîne de création de valeur
Or cette baisse de taux fragilise gravement la rentabilité bancaire. En effet, les institutions financières qui tirent leur substance de la transformation d’échéances (banques, compagnies d’assurance-vie) sont confrontées à une inversion de la chaîne de création de valeur. Les banques, par exemple, possèdent des placements qui sont traditionnellement de plus longue échéance que leurs passifs, c’est-à-dire les dépôts qui leur sont confiés. Une baisse des taux d’intérêt a, tout d’abord, un effet favorable sur le bilan au travers de plus-values latentes, mais cet avantage se dissout dans le temps. Des taux d’intérêt trop bas entraînent alors un reflux de la rentabilité. Les institutions financières sont, en effet, écartelées entre rendements trop faibles sur leurs actifs et les demandes de rémunérations de leurs propres clients. Il est donc essentiel que les banques gardent une marge d’intermédiation satisfaisante. Cette dernière serait confortée par des taux d’intérêt négatifs.
La question est désormais de savoir si les taux d’intérêt négatifs vont se diffuser aux dépôts bancaires des particuliers et des entreprises sous la pression politique et de la BCE? Je le crains tristement. Comment procéder ? Je m’essaie à une prospective politique car les décisions seront probablement envisagée à un niveau européen : il est probable que les dépôts réglementés de moins de 100.000 € soient protégés avec un taux d’intérêt plancher de 0,01 %, soit un point de base. Par contre, ainsi que de nombreuses analogies politiques l’ont illustré (capture des dépôts chypriotes, tentative avortée de confiscation bancaire en Grèce, etc.), les dépôts de plus de 100.000 € pourraient éventuellement être affectés d’un taux négatif. Quelle serait la limite à la négativité des taux sur ces gros dépôts : je l’estime à – 0,50 % si la BCE persiste dans sa politique. Cette situation, indirectement imposée par la BCE, serait bien sûr extrêmement néfaste car l’épargne serait violentée.
Si des taux d’intérêt négatifs s’imposaient sur certains dépôts d’épargne, ce ne serait pas une première : de nombreux pays l’ont déjà appliqué. La Suède fut le premier pays à expérimenter des taux négatifs en juillet 2009. La Riksbank, banque centrale suédoise, abaissa à -0,25% le taux de dépôt que doivent payer les banques commerciales pour déposer leur liquidité auprès de l’institution. La mesure fut brève car l’économie suédoise profita de cette mesure pour se redresser. La Riksbank remonta ses taux en septembre 2010. Le Danemark, dont la devise est liée à l’évolution de l’euro, suivit l’exemple suédois en portant ses taux d’intérêt à -0,2% en juillet 2012, pour les remonter à -0,1% en avril 2014. En janvier 2015, à la stupeur des marchés financiers, la Banque Nationale Suisse abandonna le cours plancher du franc suisse face à l’euro et porte à -0,75% son taux de dépôt. La Banque centrale danoise sera aussi forcée à porter à -0,75% le taux de facilité de dépôt au début de l’année dernière. En février de cette année, la Riksbank, face à des forces déflationnistes, se retrouva contrainte d’abaisser de nouveau ses taux de dépôt en négatif. Le Japon adopta la même mesure. En Suisse et au Danemark, la pression de taux à -0,75% devient rapidement intenable pour les banques. Au Danemark, les entreprises se sont mises à payer en avance leurs impôts pour se débarrasser de leur cash, afin d’éviter de perdre de la valeur à cause de taux négatif de dépôt. En octobre, une petite banque suisse a décidé d’imposer un taux de -0,8% pour les dépôts de plus de 100.000 EUR.
La monnaie « papier » et la monnaie fiduciaire n’ont désormais plus la même valeur
Bien sûr, il est troublant de penser que la BCE pénalise les dépôts de banques privées alors qu’elle émet également les billets qui, eux aussi inscrits à son passif, gardent leur valeur nominale. La monnaie « papier » et la monnaie fiduciaire n’ont désormais plus la même valeur. Tous les euros ne seraient plus fongibles, raison pour laquelle une situation prolongée de taux d’intérêt négatifs s’accompagnera immanquablement d’une restriction croissante à l’utilisation d’espèces, voire des impossibilités de retrait dépassant un certain montant. En effet, le risque serait une conversion massive de dépôts bancaires en espèces. Ces limites existent déjà : 3.000 € en Belgique, 1.000 en France, etc. Un problème de respect de la vie privée, donc de choix démocratique, se pose donc derrière les taux d’intérêt négatifs.
Un taux négatif sur les dépôts stimulera-t-il la consommation intérieure ? Aucunement : la tétanie économique est telle que les particuliers paieront pour la sécurité de leurs dépôts. C’est même l’inverse qui pourrait se présenter : les ménages épargneraient d’autant plus que les taux d’intérêt deviennent négatifs afin de conserver une épargne nominale identique, dans l’esprit des théories de l’économiste Ricardo (1772-1823). L’argument que des taux d’intérêt négatifs pousseraient à un redéploiement vers des placements excessivement risqués pour les particuliers me semble également infondé, d’autant que les banques feront tout pour entretenir la capture des dépôts d’épargne.
Mais après des taux d’intérêt négatifs sur les gros dépôts bancaires et des restrictions à l’usage des espèces (voire, à terme, la pénétration dans un monde sans cash), doit-on craindre que cette mesure s’étende à d’autres opérateurs financiers ? Ce n’est pas impossible. Je pense au premier chef aux entreprises d’assurances-vie. Ces institutions sont des transformatrices de longue échéance. Des intérêts négatifs sur les sommes capitalisées seraient incontournables sachant que leur impact serait heureusement atténué par le fait que des assurances-vie privées ou professionnelles bénéficient actuellement d’un traitement fiscal favorable qui gommerait les taux d’intérêt négatifs. Mais les compagnies d’assurances seraient néanmoins menacées car si on est obligé d’avoir un compte bancaire, la souscription d’un contrat d’assurance-vie relève d’une précaution volontaire de placement à long terme, alors que les taux d’intérêt négatifs promeuvent les placements à court terme. Et puis, d’autres mesures de répression financières pourraient être imposées par les gouvernements aux entreprises d’assurances-vie: transformation obligatoire des capitaux en rentes, pénalisations fiscales accrues au retrait anticipé des capitaux, etc. Une extrême vigilance citoyenne s’imposera.
L’omnipotence des banques centrales
Avec des taux d’intérêt négatifs, nous sommes à la frontière d’un nouveau monde qui révèle l’omnipotence des banques centrales. Tous, nous paierions ces taux d’intérêt négatifs. Il reste à espérer que nous ne tombions pas dans un piège à la japonaise. Si c’est le cas, alors il faudra s’interroger rétrospectivement sur le bien-fondé des politiques d’austérité budgétaire et de gestion contractée de la monnaie. En effet, un scénario à la japonaise n’est pas un accablement providentiel, mais le résultat d’une politique choisie. Et finalement, la difficulté n’est pas d’entrer en territoire de taux d’intérêt négatifs, mais de s’en extraire. A ce moment, il y a un risque de contraction sévère de l’économie. C’est pour cette raison que la BCE aurait dû, dès le début de la crise, en prendre la mesure et se dissocier de sa tutelle allemande, entretenue par la crainte d’une hypothétique inflation. Au lieu d’appréhender l’inflation, il fallait en créer. Il fallait aussi éviter que la maigre croissance soit laminée par des programmes d’austérité. Aujourd’hui, il faut espérer une chose, à savoir que la négativité des taux d’intérêt ne soit qu’un épisode temporaire. Mais l’inverse ne doit malheureusement pas être exclu : devant un contexte déflationniste persistant et des dettes d’Etat en lévitation, certains exigeront que la variable d’ajustement soit la rémunération du capital. Ce capital devrait être orienté de manière autoritaire vers le financement des dettes publiques et sa rentabilité sera compressée pour rendre le coût de ces mêmes dettes d’Etat soutenables.
 



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