Compliance et contrôle

01 juin 2021

Massimo BALDUCCI

Les efforts pour améliorer l’efficience de la justice civile italienne peuvent nous aider à clarifier des concepts un peu ambigus. D’un point de vue purement académique on pourrait dire que la compliance indique la conformité (ou mieux le niveau de conformité) d’un comportement par rapport à des standards fixés au préalable. La technique pour évaluer la compliance est représentée par les outils de l’audit. La compliance est un des deux types de contrôle. L’autre type de contrôle est représenté par le contrôle sur les objectifs que l’on veut atteindre. Il s’agit de ce qu’on appelle le managerial control ou contrôle de gestion. Dans ce cas, le concept de contrôle entrecroise les instruments du pouvoir. Pour arriver à des objectifs on ne peut pas se limiter à vérifier si l’on a atteint ou non les objectifs préfixés, il faut aussi s’engager dans des activités réelles visant à concentrer les efforts vers un but bien défini.

Dans le cas de la compliance on se trouve dans un domaine structurel, dans le cas du contrôle de gestion on se trouve dans un domaine fonctionnel.

Les deux approches sont clairement différenciées d’un point de vue conceptuel mais, dans la pratique quotidienne, leurs champs respectifs sont bien plus flous, d’autant que, dans les langues latines, le terme même de « contrôle » a deux significations bien distinctes. D’une part le terme « contrôle » indique l’activité de supervision d’un travail exercé par quelqu’un d’autre: « les devoirs des élèves sont contrôlés par l’institutrice». D’autre part le terme « contrôle » indique l’exercice de l’autorité et du pouvoir : « l’armée française contrôle le Sahel ».

Dans les cultures administratives latines, les deux niveaux du contrôle sont mélangés de façon inextricable : on se fait souvent l’illusion de pouvoir atteindre des objectifs déterminés au préalable simplement par le respect de certaines règles ; on s’illusionne en pensant que l’efficacité et l’efficience sont le résultat simplement de la conformité des comportements aux standards déterminés au préalable. On se trompe et on utilise l’audit pour évaluer la performance. Le soi-disant « audit de performance » est porteur de cette confusion conceptuelle tout comme le « contrôle interne » est un mélange d’audit et de contrôle de gestion où les deux outils s’entrecroisent dans la gestion du tableau de bord (en anglais reporting).

S’il est correct d’affirmer que les deux approches doivent être gérées de façon à les tenir séparées l’une de l’autre, il ne faut pas non plus oublier que les deux approches doivent aussi être utilisées en même temps. Si j’utilise seulement l’approche de la compliance je me trompe parce que je pense pouvoir gérer la performance simplement en me conformant à des règles. Si j’utilise seulement l’approche du contrôle de gestion, j’oublie que je ne devrais pas essayer d’arriver à mes buts à n’importe quel prix, par exemple au coût de sous-estimer l’importance de mesures de sécurité. Il faudrait éviter de rentrer dans la perspective de MACHIAVELLI qui était convaincu que « la fin justifie les moyens » (« il fine giustifica i mezzi »).

En Italie, les deux erreurs sont assez répandues dans le secteur de l’administration publique.D’un côté on a l’illusion d’assurer la performance avec la conformité à des règles juridiques*. D’un autre côté on oublie que la recherche de résultats ne peut pas être effectuée à n’importe quel prix. C’est le cas des projets de réformes de la justice civile italienne. En 2019 et 2020, dans le cadre de l’évaluation de la conformité aux principes de l’état de droit, la Commission et le Conseil de l’UE ont adressé à l’Italie des recommandations concernant la nécessité d’améliorer la performance de l’administration publique et de la justice civile italienne**. Ces recommandations ont été reprises dans

les Guidelines adressées à l’Italie en tant que réformes horizontales considérées comme indispensables pour pouvoir bénéficier des ressources de la Recovery Facility.

Le problème le plus sérieux de la justice civile italienne est représenté par la durée des procédures judiciaires, qui conduisent à rendre impossible la mise en œuvre forcée d’un contrat, d’une obligation. Pour réduire les temps de la justice civile italienne, à l’occasion d’une audition devant la Commission « Justice » de la Chambre des Députés le 15 mars 2021***, la Ministre de la Justice en charge a proposé de réduire la longueur de la justice civile en limitant la première instance à une seule audience devant le juge qui devrait prononcer sa décision immédiatement sans pouvoir poser de questions aux parties. Il serait important de se demander si cette façon d’atteindre le résultat envisagé est en conformité (complies with) avec les principes, les standards, notamment de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne. On est en droit de douter que l’on puisse obtenir le résultat de la réduction de la longueur des temps de la justice civile au prix de la conformité (compliance) avec les principes fondamentaux du procès équitable.****

Dans la pratique de ce que, dans le jargon gestionnaire américain, on qualifie d’internal over-sight, la récolte de données pour l’évaluation de la performance et pour l’évaluation de la conformité est confiée à un même agent. C’est à ce professionnel que l’on confie la mise en évidence des non-conformités dans le domaine du respect des normes applicables et des retards dans la réalisation des objectifs. Une fois que les non-conformités et que les retards dans le parcours vers les résultats fixés ont été mis en évidence, le responsable du « tableau de bord » et le compliance officer devraient d’abord rechercher les relations de cause à effet qui gouvernent l’univers analysé et qu’on essaie d’orienter dans des directions déterminées. Dans le cas de la justice civile italienne on devrait se demander si, par hasard, il n’y a pas des rapports de cause à effet qui seraient la cause des longueurs de la justice civile italienne. On pourrait se poser, par exemple, les questions suivantes :

  • Est-ce qu’il ne faudrait pas concevoir des outils d’évaluation de l’admissibilité des recours introduits devant la justice civile (n’y a-t-il par hasard pas trop de cas qui finissent dans l’en-grenage judiciaire)?
  • L’engagement professionnel des juges est-il vraiment soumis à évaluation au travers d’une activité d’audit externe ou bien est-ce que le fait que l’activité d’audit soit confiée à des magistrats (même s’ils sont détachés au Ministère de la Justice, c’est-à-dire placés dans une position formellement insérée dans le pouvoir administratif et non pas dans le pouvoir judiciaire) ne porte-t-il pas à annuler l’effet de dissuasion d’une activité d’audit, puisqu’elle est exercée par des confrères et non par des professionnels de l’audit ?
  • Ne devrait-on pas se poser la question : « pourquoi dans certains tribunaux les temps employés par la justice civile sont-ils notablement réduits par rapport à ceux considérés nécessaires pour la plupart des tribunaux ? Ne devrait-on pas se demander si, par hasard, des arrangements organisationnels différents ne pourraient pas donner des résultats différents en termes de durée des procédures ?
  • Ne devrait-on pas se poser la question si les données nécessaires pour une gestion efficace des tribunaux sont disponibles dans les tribunaux même (c’est-à-dire à la base) ou, par hasard, si les données cruciales pour une gestion managériale ne se trouvent pas concentrées au Ministère de la justice (c’est-à-dire au sommet) ?

Le cas de la justice civile italienne nous propose deux leçons à tirer : (i) d’un côté, pour obtenir le résultat visé, il faut établir un plan de travail basé sur l’analyse des causes des défaillances et sur des actions bien planifiées et (ii) d’un autre côté, le responsable du tableau de bord et le compliance officer, pour répondre aux défis auxquels ils sont confrontés, doivent faire l’effort de s’éloigner de l’état de choses existant et savoir envisager des solutions hors de la pratique connue (out of the box).

*W. ANELLO, M. BALDUCCI, , Cosa si può imparare dagli altri: peers’review of performance management at local level in Italy, France, UK, Belgium, Germany, Franco Angeli, Milan, avec le support du Conseil de l’Europe (en cours de publication)

**DOCUMENT DE TRAVAIL DES SERVICES DE LA COMMISSION Rapport 2020 sur l’état de droit Chapitre consacré à la situation de l’état de droit en Italie https://eur-lex.europa.eu/legal-con-tent/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020SC0311&from=EN

***Voir le procès verbal de cette audition, Camera dei Deputati, Commissione II Giustizia, resoconto stenografico, audi-zione 7, seduta de lunedì 15 marzo 2021

****Art 47 de la charte européenne des droits fondamentaux de l’Union Européenne, « droit à un recours effectif et ac-céder à un tribunal impartial

Massimo BALDUCCI, né à Ancône en 1949, il a étudié en Italie au « Cesare Alfieri », à l’université de Columbia, à l’université Albert Ludwigs de Fribourg-en-Brisgau, à la Hochschule fuer Oeffentliche Verwaltung de Spire a… Rh, à l’université d’Essex. Il a été responsable des programmes du réseau européen des organismes de formation des autorités locales et régionales (ENTO). Il est expert du Centre d’expertise sur la réforme des collectivités locales du Conseil de l’Europe. Il est l’auteur de nombreuses publications en français, anglais et italien sur l’analyse institutionnelle et la gestion publique.Né à Ancône en 1949, il a étudié en Italie au « Cesare Alfieri », à l’université de Columbia, à l’université Albert Ludwigs de Fribourg-en-Brisgau, à la Hochschule fuer Oeffentliche Verwaltung de Spire a… Rh, à l’université d’Essex. Il a été responsable des programmes du réseau européen des organismes de formation des autorités locales et régionales (ENTO). Il est expert du Centre d’expertise sur la réforme des collectivités locales du Conseil de l’Europe. Il est l’auteur de nombreuses publications en français, anglais et italien sur l’analyse institutionnelle et la gestion publique.



Laissez une réponse

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués *