Bruno Colmant

Bruno Colmant

Professeur d'économie à l'université. Membre de l'Académie royale de Belgique. Stratège. Écrivain. Conférencier.

Dettes publiques : des opérations Gutt en cascade au Sud ?

08 janvier 2015

En 2015, la dette publique de la zone euro devrait atteindre 100 % du PIB, auxquels il faut ajouter l’endettement caché, c’est-à-dire la partie non financée du coût du vieillissement de la population. En Belgique, la dette publique frôle 110 % du PIB, tandis que la dette cachée, exprimée en euros de 2014, correspond à environ quatre fois la richesse nationale produite (PIB).


Globalement, la dette belge est donc égale à cinq fois le PIB. Cette dette est finançable en permanence grâce à l’épargne abondante des Belges, et son coût est atténué par le faible niveau des taux d’intérêt. Le taux d’intérêt moyen de la dette belge est toujours de l’ordre de 3 % même si les nouvelles émissions à long terme s’effectuent à moins d’un pourcent. D’aucuns argumenteront que la dette publique relève du symbolique, et qu’elle constitue même, au sens de la vulgate marxiste, un capital fictif, puisque gagé sur la stabilité politique future. Elle n’est jamais remboursée et se dilue au gré des années dans un refinancement permanent.

Sous cet angle, on peut imaginer que la dette soit naturelle, en ce qu’elle reflète un transfert continu des créanciers de l’Etat vers les secteurs publics, à l’instar d’une gigantesque sécurité sociale. La dette importerait alors peu. Elle serait à l’épargne privée ce que l’impôt est aux revenus professionnels. Elle serait même « la » représentation par excellence de l’Etat puisque son refinancement conditionne les mécanismes fiscaux et de redistribution. Il n’empêche : la plupart des Etats-membres de la zone euro sont en défaut : la plupart le sont sociétalement dans la mesure où le poids des dettes publiques n’est plus transposable dans le futur. Car ce n’est pas la dette, en tant que telle, qui importe, mais sa cohérence avec la prospérité et les revenus futurs. Or la dette publique ne bénéficie plus en rien aux générations futures, alors que le remboursement est mis à leur charge. Cette dette ne finance d’ailleurs plus des investissements mais des transferts. Par ailleurs, une dette publique ne diminue jamais. Au mieux, elle se dilue, de manière relative, en pourcentage du PIB.

C’est donc la croissance de l’économie plutôt qu’un désendettement net (qui s’assimilerait à un suicide politique) qui conduit à alléger le poids d’une dette publique. Evidemment, les choses prennent une tournure inverse en période de récession et de déflation, puisque le PIB se contracte, conduisant à une augmentation mécanique de la dette. Par ailleurs, si la dette est refinancée par l’impôt, c’est immanquablement le travail qui est frappé. La dette publique représente donc une ponction continue sur la croissance productive. Et malheureusement, lorsque la dette publique est trop importante, ce ne sont plus les créanciers qui obligent les débiteurs : ce sont les débiteurs qui imposent des effacements de dettes à leurs créanciers. L’ordre monétaire est, en effet, toujours subordonné à l’ordre social. Concrètement, cela signifie que la pompe des transferts financiers refoule : ce sont les créanciers de l’Etat qui supportent un appauvrissement plutôt que les débiteurs de l’impôt sur le travail.

Comment sortirons-nous de ce piège infernal ?

A court terme, les pays du Nord ne subiront pas d’impacts, tant que l’épargne bancaire et les réserves des titulaires d’assurances-vie sont adéquatement canalisées par les banques et entreprises d’assurances vers le financement des dettes publiques de leurs propres Etats. La Belgique n’est donc aucunement concernée par un défaut. Mais, dans le Sud, il y aura des effacements de dettes dont les préambules sont devant nos yeux : défauts (Grèce), compensations (Chypre) et confiscations (affectation obligatoire des pensions publiques au Portugal et réserves d’assurances en Hongrie).

Dans le Sud de l’Europe, ce serait donc l’opération Gutt du 21ème siècle. Il ne s’agirait pas de remplacer, comme en octobre 1944, le papier-monnaie par de nouveaux billets, puisque la monnaie est commune et essentiellement dématérialisée. Dans les pays du Sud de l’Europe, il s’agirait de rééchelonnements (c’est-à-dire d’une élongation forcée des maturités) des dettes publiques avec un allongement simultané des engagements vis-à-vis des assurés et pensionnés (les capitaux se transformant en rentes, etc.). Ce ne serait donc pas non plus un défaut généralisé de la dette européenne, mais des dissolutions et compensations nationales de dettes. Ces décisions toucheraient les actionnaires des banques et compagnies d’assurances, avant d’appauvrir les déposants, comme à Chypre. Cette consolidation des dettes aurait comme préalable un contrôle des capitaux et une nationalisation du secteur financier ou, à tout le moins, l’éviction des actionnaires privés. Les institutions financières du Nord de l’Europe seraient bien sûr impactées de manière collatérale.

On peut s’interroger sur la plausibilité de ce scénario d’effacement des dettes dans les pays du Sud. N’est-ce pas de la science-fiction cataclysmique ? Je ne le crois pas. D’ailleurs, une lecture attentive des textes émanent du FMI donne tous les indices suffisants : en octobre 2013, le FMI a émis l’idée théorique d’une « debt tax » visant à la confiscation de 10 % des dépôts bancaires pour stabiliser les dettes publiques, tandis qu’en juin 2014, la même institution envisage des extensions de maturité pour des Etats en défaut. Il s’agirait de consolidation de dettes, les emprunts de différentes échéances étant fondus en un emprunt de très longue maturité, voire un emprunt perpétuel. Ce type d’opération pudiquement appelée « reprofilage », conduit à maintenir la valeur nominale des dettes publiques, mais à en diminuer la valeur de négociation de 30 à 40 %.

La Bundesbank a aussi émis l’idée d’une « wealth tax » pour les pays incapables d’honorer leurs dettes publiques. En conclusion, nous longeons les abîmes de grands chocs socio-économiques. La plus grande menace pour la stabilité de l’euro, c’est la dette publique. Au Sud de l’Europe, il est parfaitement naïf d’imaginer que la monnaie, les dépôts bancaires et les réserves d’assurance garderont un pouvoir d’achat stabilisé alors que leur contrepartie se trouve dans des dettes publiques impayables.

Bruno Colmant



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